Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants.

Marcel Pagnol - Le Château de ma mère

Le froid régnait dans la salle. Les branches des arbres se balançaient mornes, dans le vent du Nord tandis que les premiers flocons de neige commençaient à se former. La fenêtre de l’appartement du cinquième étage, sur la dix-neuvième avenue était éclairée. L’appartement était certes modeste mais agréable, moderne et bien décoré. On y sentait une aisance calme et sereine. Le père de famille, James, était un vétéran de la guerre du Golfe, il touchait une pension d’invalidité après avoir reçu une balle dans la jambe et avoir été contraint de subir une amputation. Son épouse, Johanna, était une femme belle et intelligente, secrétaire dans une entreprise de télécommunication. La famille Thurman était particulièrement contente de son sort. Classe moyenne, tout allait bien pour elle. Les parents avaient eu la chance d’avoir deux enfants : un fils, l’aîné, Jim. Grand pour son âge, les cheveux bruns, il était calme et réfléchi. La suivante était une fille, Jessy. Menue, elle était d’un blonde platine si bien que souvent on se demandait si le frère et la sœur était réellement de la même fratrie. Cela les amusait beaucoup. James adorait son fils, mais il montrait une préférence pour Jessy, plus proche de son caractère, forte et affirmée.

Lorsque sa mère tomba enceinte, Jessy s’en réjouit. Elle savait naturellement plus ou moins comment on faisait les enfants, même si cela l’avait toujours gêné d’évoquer ce genre de choses devant ses parents. Mais à sept ans, l’école s’était depuis pas mal de temps chargé du débat. Jessy se faisait donc une joie d’accueillir un petit frère ou une petite sœur à la maison. « Vite, on l’emmène en urgence. Fibrillation. Préparez le défibrillateur. » « MAMAN !!! Mamaaaaaaan !!! » Son père l’avait fermement pris par la main et l’avait retenu. On emmenait sa mère sur un brancard dans un endroit où elle n’avait pas le droit d’entrer. Elle ne comprenait pas. Elle frémit. Sa mère avait crié lorsqu’on l’avait emmené. Elle avait l’air de souffrir. Pétrie d’inquiétudes, elle se rassit dans son siège. Son père allait et venait devant elle, ne cessant de marmonner. Cela ne faisait que rajouter à la crainte de la petite fille. Jessy eut l’impression que les heures défilaient lentement, terriblement lentement. Soudain, un médecin fit irruption, la mine grave. « Je suis vraiment désolé, monsieur Thurman. Nous n’avons pas pu sauver l’enfant… ni votre femme. » Les yeux de son père se remplirent instantanément de larmes tandis que Jessy ne comprenait qu’à moitié ce qui se passait. On finit par les inviter à se rendre dans la salle où reposait le corps. Le coeur de la petite fille cessa de battre pendant une fraction de seconde. Sa mère était étendue dans le lit, les yeux fermés comme si elle se reposait. Son visage était serein, calme et apaisé. On s'attendait presque à ce qu'elle se réveille. Mais la tâche de sang qui entourait ses hanches et ses cuisses démentait cette vision. Les larmes brouillèrent la vue de Jessy...

La chaleur était pesante, étouffante. La salle de l’école retenait l’air chaud en cet été solaire. Jessy plissa les yeux. Son professeur  ne parvenait que difficilement à capter son attention d’ordinaire mais là, c’était encore pire que d’habitude. Les rayons du soleil caressaient la chevelure blonde de la petite fille, âgée de dix ans à peine. Son esprit vagabondait ailleurs, dans des histoires du passé, des belles histoires alliant princesses et vaillants chevaliers. Un léger bruit attira l’attention de la belle Johanna, la réveillant quelque peu de sa rêverie d’enfant. Un bruit clair de pépiement. Vérifiant que son enseignant ne la tenait pas à l’œil, Jessy tendit la tête pour contempler ce qui se passait dans la cour de l’école. Des colombes volaient et se posaient à intervalle régulier dans le but de récupérer de la nourriture. « L’histoire des Etats-Unis trouve donc si peu d’intérêt à tes yeux, Jessy? C’est ta mère qui en serait navrée, soies-en sûre. » Jessy sursauta et reporta son attention sur le moment présent. Son enseignant était en face d’elle à présent, le regard sévère. Jessy fit mine de prendre un air contrit tandis que son coeur se serrait à la mention de sa mère. Le professeur était un ami de la famille. « Veuillez m’excuser, Monsieur. Vous disiez ? »  Et la voix monotone du prof, immuable, reprit, provoquant la même apathie qui avait saisi Jessy plus tôt.